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L’injustice des conditions de travail dans le secteur agricole Travailleuse-eurs étrangère-ers temporaires
Les travailleuse-eurs étrangère-ers temporaires (TET) sont devenuEs au cours des dernières années une main-d’œuvre dont les agricultrice-eurs agricoles québécois auraient beaucoup de misère à se passer. Cependant, lorsqu’on s’attarde à leur situation, il est possible de constater que leurs conditions lors de leur séjour de travail sont injustes si on les compare à celles des résidantEs permanentes du Canada ou bien même aux immigrantEs permanentes.
Commençons par affirmer que ce ne sont pas leurs vertus en tant qu’êtres humains qui amène le secteur agricole à faire appel à leurs services, mais plutôt leurs vertus en tant qu’agents économiques dans un monde néolibéral. Ceci étant dit, on comprend mieux pourquoi elles et ils sont enferméEs dans le statut injuste que cet article va démontrer,; c’est tout simplement parce que leurs conditions ont été élaborées dans une perspective froide de coût bénéfice caractéristique de l’économie néolibérale.
L’injustice débute au tout début de l’épopée des TET pour venir travailler au Canada puisque leur aventure commence souvent par un lourd endettement pour avoir accès aux programmes gouvernementaux leur ouvrant la porte à un emploi temporaire canadien (Gravel et al., 2016 ; Gravel et al., 2014). À cet endettement, il faut rajouter le fait que les TET doivent faire une croix sur le fait de voir leurs familles durant leur séjour au Canada puisque contrairement aux programmes d’immigration permanente, les TET ne peuvent être accompagnéEs de celles-ci lors de leur séjour canadien (Gallié et al., 2017 ; Frozzini et Gratton, 2015 ; Carpentier et Fiset, 2011). C’est donc dire que les TET doivent faire le déchirant choix entre être à proximité de leur famille ou de venir travailler dans un pays ayant une forte devise pour des périodes récurrentes pouvant aller de 8 à 24 mois selon le programme. Ces séjours temporaires au Canada peuvent faire partie de la vie de TET pour de très longues périodes voire tout le long de leur activité sur le marché du travail, sans que celles et ceux-ci aient un jour accès à la résidence permanente sur le territoire canadien. La résidence permanente est pourtant désirée par une bonne proportion des TET puisque dans l’étude de Gallié et al. (2017) menée dans la région de Saint-Rémi, 75 % des TET interrogéEs ont affirmé vouloir immigrer au Canada de façon permanente à condition qu’elles et ils puissent amener leurs familles avec eux.
La discrimination à l’emploi, techniquement bannie par l’article 10 et 16 de la Charte des droits et libertés de la personne, est la norme dans l’embauche des TET. Les employeuse-eurs ont entre autres le choix de choisir la nationalité et le sexe de leurs futurEs employéEs. Ce qui fait que l’embauche est fortement orientée par des préjugés raciaux (Gravel et al., 2014 ; Roberge, 2008), ainsi que des préjugés liés au genre. En fait, les programmes gouvernementaux pour les TET du secteur agricole sont presque exclusivement réservés aux hommes, qui représentent 97 % des TET de ce secteur au Canada (Galerand et Gallié, 2018). Ceci ne s’inscrit pourtant pas dans une tendance de migration masculine mondiale dans une perspective de recherche de travail agricole puisque, selon un rapport du Bureau international du Travail, les femmes et les hommes seraient représentéEs dans une proportion presque identique chez les travailleuse-eurs migrantEs du secteur agricole (BIT, 2017). En fait, le Canada n’a jamais été chaud à recevoir des TET femmes dans le secteur agricole et celles-ci n’ont été autorisées dans le Programme de travailleur agricole saisonnier (PTAS) qu’en 1989, soit 15 ans après sa mise en œuvre (Galerand et Gallié, 2018). Pour ce qui est du peu de femmes TET en agriculture, celles-ci sont la plupart du temps reléguées à des productions spécifiques (floriculture, horticulture et petits fruits), ainsi qu’à des tâches séparées et des traitements différents de celui réservé aux hommes allant dans le pire des cas à de la violence sexuelle (Galerand et Gallié, 2018).
Les injustices n’arrêtent pas une fois le travail commencé puisque les TET n’ont pas le droit aux mêmes normes du travail que les autres travailleuse-eurs. En effet, une des bases fondamentales des relations de travail du Québec est que les travailleuse-eurs ont la possibilité à tout moment de changer d’employeuse-eur lorsqu’elles et ils le jugent avantageux ou nécessaire. Ce n’est pas le cas pour ce qui est des TET qui non seulement n’ont le droit que de travailler dans le secteur agricole, mais elles et ils ne peuvent pas changer d’employeuse-eur, employeuse-eur qui a le pouvoir de les renvoyer à tout moment dans leur pays d’origine ou de ne pas renouveler la venue des TET pour les années subséquentes. Ceci peut mener à toutes sortes d’abus de la part du côté patronal et, selon les émoignages recueillis par Galerand et Gallié auprès de 93 TET provenant du Mexique, du Guatemala et du Honduras, ce pouvoir qu’ont les employeuse-eurs de priver les TET de leur permission de travailler sur le territoire canadien semble être la plus grande menace et la plus grande source d’abus utilisées par le côté patronal :
Des insultes racistes aux violences physiques en passant par les promesses de bon (ou mauvais) traitement et les déductions de paie, ce sont les menaces d’exclusion du programme qui semblent surdéterminer le rapport au travail. Voici quelques commentaires recueillis : “Le mieux c’est de ne pas parler.” “Si un travailleur dit quelque chose, s’il revendique ses droits, il ne revient pas l’année suivante. Ils nous traitent mal, très mal, et on doit le supporter.” “Oui. Pour un petit problème, ils t’envoient au Mexique.” (Galerand et Gallié, 2018, p. 235)
L’objectif de relater cette situation n’est pas de faire le procès des employeuse-eurs ayant effectué ce genre d’abus ou même d’affirmer que touTEs les employeuse-eurs l’effectuent (la proportion d’employeuse-eurs effectuant ce genre d’abus diverge d’une étude à l’autre, allant d’un phénomène marginal (Bellerose et Yorn, 2013) à un phénomène plus fréquent (Gayet, 2010)), mais plutôt de dénoncer les structures injustes qui permettent d’utiliser ce genre de menace en n’offrant pas la même possibilité qu’aux autres travailleuse-eurs de décider de leur employeuse-eur et de quitter l’emploi si les relations de travail ne sont pas souhaitables. De plus, selon Gravel et al. (2016), les mécanismes de protection des travailleuse-eurs de la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST) sont en fait inopérants dans le cas des TET puisqu’ils ont été conçus pour des travailleuse-eurs qui n’ont pas à craindre de représailles graves du côté patronal, ce qui n’est pas le cas des TET.
En plus d’être dépendants de l’employeuse-eur pour conserver ou renouveler leur emploi au Québec, les TET sont dépendantEs de celle ou celui-ci en ce qui a trait à leur mode de vie en dehors des heures de travail. Par exemple, les TET sont dépendantEs de l’employeuse-eur pour ce qui est du logement et souvent pour ce qui est de leurs déplacements. Selon l’étude effectuée dans la région de Saint-Rémi, auprès de 93 TET (tous des hommes) de 35 fermes différentes, 98 % de ceux-ci vivaient dans un logement sur la ferme fourni par l’employeuse-eur et 92 % de ceux-ci dépendaient d’un moyen de transport appartenant à l’employeuse-eur pour quitter la ferme. De ces 92 %, seulement 15 % pouvaient s’en servir à tous les jours et sous certaines conditions (Gallié et al., 2017). Les TET sont alors forcéEs à vivre en collectivité de travailleuse-eurs (ce sont des collectivités composées quasi exclusivement d’hommes) dans de mauvais logements dont elles et ils peuvent difficilement s’éloigner puisqu’elles et ils sont également dépendantEs au point de vue du transport. Galerand et Gallié rapportent les conditions de vie des TET du secteur agricole de cette façon :
il s’agit d’une vie en collectivité imposée. Ces logements sont souvent surpeuplés, insalubres ; on y trouve de la vermine, il y fait particulièrement chaud ou froid selon les saisons. Il est fréquemment interdit aux travailleurs de recevoir de la visite et ils sont parfois surveillés par des caméras vidéo. Les travailleurs dénoncent une constante promiscuité à laquelle ils ne peuvent que difficilement échapper compte tenu de l’absence de transport facilement accessible qui tend à les immobiliser (Galerand et Gallié, 2018, p. 237).
Pour sa part, Gayet ajoute que « la cohabitation permanente sans espace personnel suffisant peut ainsi conduire à des tensions entre les travailleurs et à une dégradation de leur qualité de vie commune » (Gayet, 2010, p. 148). De plus, la liberté de se déplacer est contrainte par les structures du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) puisqu’elles exigent que les TET demeurent dans la zone géographique de leur emploi (Frozzini et Gratton, 2015).
L’employeuse-eur unique, la dépendance face à celle et celui-ci et l’isolement qui en découle, ne sont toutefois pas les seules injustices qui caractérisent les TET du secteur agricole. Une autre injustice est le fait que la majorité des TET n’ont pas le droit à une pleine syndicalisation, mais plutôt à un droit d’association limité qui exclut le droit de grève (Desgroseilliers, 2017 ; Gallié et al., 2017 ; Gravel et al., 2016). L’accès à la syndicalisation serait pourtant la manière préconisée par différentEs scientifiques pour faire respecter les droits des TET et du même coup améliorer leurs conditions de travail et de vie (Gallié et al., 2017 ; Ortíz Becerril, 2014 ; Hanley et al., 2012).
Une autre injustice est que les TET doivent payer les mêmes taxes et impôts que toute autre personne travaillant et vivant sur le territoire du Québec, ainsi que les mêmes déductions sur les payes que les autres travailleuse-eurs. Par contre, celles et ceux-ci ont un accès limité à certains services offerts par les instances publiques et aux assurances auxquelles elles et ils contribuent financièrement. Par exemple, il est très difficile, voire quasi impossible, pour les TET d’avoir accès à l’assurance-emploi (Frozzini et Gratton, 2015 ; Soussi, 2013 ; De Schutter, 2012). Les TET sont également excluEs de nombreux autres programmes gouvernementaux comme l’aide juridique, l’aide sociale, le régime d’assurance parentale, ainsi que les habitations à prix modique (Carpentier et Fiset, 2011). De plus, Hanley et al. (2014), révèlent les nombreux freins limitant ou ralentissant l’accès au système de santé québécois, ce qui met la santé de celles et ceux-ci en danger et peut également avoir des conséquences sur leur demande d’indemnisation des accidents du travail qui nécessite l’émission d’un avis médical dès l’apparition d’une maladie ou d’une blessure.
Pour résumer, les conditions de travail offertes au TET sont injustes. Ce qui fait dire à des autrice-eurs que les TET forment une classe sociale ayant des droits et des libertés limités et des conditions de vie précaires. L’enclavement des TET dans cette classe sociale peut être qualifié « d’apartheid global »1 (Frozzini et Gratton, 2015). D’autres autrice-eurs avancent dans la même direction en affirmant que les programmes migratoires canadiens enferment les TET dans la notion de travail non libre (Galerand et Gallié, 2018 ; Gallié et al., 2017). Ces politiques canadiennes discriminatoires envers les TET s’inscrivent dans une logique néolibérale où les TET sont réduitEs à une donnée économique où la valeur de l’être humain est évaluée selon un calcul coûts/bénéfices où on tente d’extraire le maximum d’avantages financiers possibles (Frozzini et Gratton, 2015).
Référence
BELLEROSE, Joanie et Chakda YORN, Les travailleurs migrants sur les fermes du Québec, Centre d’Innovation Sociale en Agriculture, Victoriaville, 2013, 41 p.
CARPENTIER, Marie et Carole FISET, La discrimination systémique à l’égard des travailleuses et travailleurs migrants, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, Montréal, 2011, 94 p.
DE SCHUTTER, Olivier, « Rapport du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter : Mission au Canada », Organisation des Nations Unies, New York, 2012, 24 p.
DESGROSEILLIERS, Katerine, « Une forme d’exploitation “Made in Québec” », Perspectives CSN, Confédération des syndicats nationaux, Numéro 57, Montréal, 2017, https://www.csn.qc.ca/actualites/une-forme-dexploitation-made-in-quebec/, [consulté le 30 janvier 2020].
FROZZINI, Jorge et Danielle GRATTON, « Travail migrant temporaire et précarisation », Vie économique, Institut de recherche en économie contemporaine, Volume 7, Numéro 1, Montréal, 2015, 10 p.
GALERAND, Elsa et Martin GALLIÉ, « Travail non libre et rapports sociaux de sexe – À propos des programmes canadiens d’immigration temporaire », Revue Canadienne Droit et Société, Cambridge University Press, Volume 33, Numéro 2, Cambridge, 2018, p. 223 à 241.
GALLIÉ, Martin, OLLIVIER-GOBEIL, Jeanne et Caroline BRODEUR, La néo-féodalisation du droit du travail agricole : Étude de cas sur les conditions de travail et de vie des travailleurs migrants à Saint-Rémi (Québec), Cahier du GIREPS, Numéro 8, Québec, 2017, 175 p.
GAYET, Anne-Claire, « La conformité des conditions de travail des travailleurs agricoles migrants au Québec avec l’article 46 de la Charte des droits et libertés de la personne interprété à la lumière du droit international », Revue Québécoise de droit international, Société québécoise de droit international, Volume 23, Numéro 2, Montréal, 2010, p. 125 à 186.
GRAVEL, Sylvie et al., « Les mesures de santé et sécurité au travail auprès des travailleurs étrangers temporaires dans les entreprises saisonnières », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, Les Amis de PISTES, Volume 16, Numéro 2, 2014, 26 p.
GRAVEL, Sylvie et al., Santé et sécurité des travailleurs qui cumulent des précarités : la lutte aux inégalités de santé attribuables au travail, Centre de recherche Léa-Roback et Direction de santé publique de l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, Montréal, 2016, 60 p.
HANLEY, Jill et al., « « Good Enough to Work? Good Enough to Stay! » Organizing among Temporary Foreign Workers », dans LENARD, Patti Tamara et Christine STRAEHLE, Legislated Inequality: Temporary Labour Migration in Canada, McGill-Queen’s University Press, Montréal, 2012, p. 245 à 271.
HANLEY, Jill et al., « Travailleurs migrants et accès aux soins de santé : quelle est l’influence de l’admissibilité aux soins sur la trajectoire de la santé au travail ? », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, Les Amis de PISTES, Volume 16, Numéro 2, 2014, 24 p.
MOULIER-BOUTANG, Yann, « Formes de travail non libre : “Accumulation primitive : préhistoire ou histoire continuée du capitalisme ?” », Cahiers d’Études africaines, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Volume 3-4, Numéro 179-180, Paris, 2005, p. 1069 à 1092.
ORTÍZ BERCERRIL, Anaid Karla, Los Trabajadores Agrícolas Temporales Mexicanos y Guatemaltecos en Quebec y la Unión de Trabajadores del Comercio y la Alimentación, Mémoire de maîtrise en étude politique et sociale, Universidad Nacional Autónoma de México, Mexico, 2012, 165 p.
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SOUSSI, Sid Ahmed, « Les flux du travail migrant temporaire et la précarisation de l’emploi : une nouvelle figure de la division internationale du travail ? », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, Centres d’études et de recherche sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, Volume 8, Numéro 3, Gatineau, 2013, p. 145 à 170.
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